Sandra : Discussion avec Alain Epelboin sur la culture de soi et de l’autre dans la prise en charge du soigné. Tout d’abord, Alain Epelboin, vous êtes anthropologue. Qu’est-ce que c’est l’anthropologie ? Que faites-vous de vos journées ? Expliquez-nous.
Alain Epelboin : Mes journées, je réponds aux mails d’abord. Selon la journée, je parle d’une journée où je n’ai pas de manifestation extérieure, etc. Moi, je fais beaucoup d’anthropologie visuelle, j’ai des carnets de note donc on travaille sur les films, on monte des films. Et puis éventuellement on reçoit un coup de fil d’un service hospitalier parisien qui est en situation d’aporie. L’aporie c’est un gros mot pour dire un moment donné face à une situation clinique. Les outils habituels ne fonctionnent pas, la personne, si on appelle les psychiatres, on dit qu’elle part en bouffée délirante, délires, etc. Et puis à ce moment-là, d’abord je m’entretiens avec les gens, je décrypte les mots et puis les maux. Il s’agit de personnes originaires d’Afrique subsaharienne exclusivement. Et puis je fais une espèce de traduction culturelle des mots. Quand un patient, je me rappelle une fois, je mettais greffé sur une consultation d’un médecin. Il dit au médecin que c’est trop fort le médicament que vous m’avez donné. On s’est aperçu que c’était à une époque où il y avait eu des solutés alcooliques de je ne sais plus quel produit, que le gars n’avait jamais goûté d’alcool. Donc il ressentait un effet dans son corps. Ce n’était pas un problème que ce soit scandaleux, parce qu’il y a un islam tolérant qui dans ces circonstances peut admettre ce genre de choses, donc traduire les mots. Traduire la personne qui pense que, où le psychiatre dit qu’elle délirante parce que la nuit il y a des personnes qui la visite et puis comme anthropologue je suis connaisseur justement de la vie quotidienne, comment on élève les enfants, qu’est-ce qu’on aime manger quand on est malade et puis aussi est-ce qu’on pense qu’il y a des djinns, mami wata, des sorciers anthropophages et je vais naviguer là-dedans, dialoguer avec les gens.
Sandra : Moi, j’avais résumé l’anthropologie à l’étude des cultures.
Alain Epelboin : Oui. Mais en gros pour ce qui nous réunit ici, l’anthropologie ça sert à prendre, elle n’en a pas le monopole, à prendre la personne la personne dans sa culture globale. Si j’ai une voisine qui n’est pas bien, qui est malade, ce n’est pas simplement des grands discours de guérisseurs, c’est de chercher l’aliment qui a bon goût. Si je sais qu’elle est d’une culture du manioc, on va se débrouiller pour lui donner du chikwangue. Si elle est d’une culture du chou, on prendra plutôt un bouillon. Si elle est issue d’une culture du thym ou de l’ail, on va retrouver les saveurs, on va stimuler l’appétit. Ça, c’est une des choses. Qu’on soit bas-breton, bamiliké ou je ne sais pas, ça n’a strictement aucune importance. Ensuite ça va être d’écouter les maux parce que les médecines autre que la médecine officielle, il y a des sémiologies, il y a des maux. Que tel symptôme produit par un Africain peut être absolument, ne va pas être entendu par le médecin parce qu’il dira, ah ça ce n’est rien, c’est une névralgie intercostale, les douleurs brutales qu’on a bon, qui sont effectivement la plupart du temps un cartilage… sauf qu’en représentation africaine, c’est hyper anxiogène parce que ça signifie qu’on vous a tiré un fusil la nuit, qu’on vous a fait pénétrer un objet maléfique ou bien que tels symptômes, c’est une personne depuis qu’elle est enfant pense qu’elle a des rapports privilégiés avec une djinn, avec mami wata. Donc on va fonctionner dans l’univers. Et puis si c’est un bas-breton, on va partir dans la cuisine au beurre. C’est quelque chose qui tient compte à la fois de la personnalité sociale collective et psychologique individuelle.
Tina : En entendant ça, je trouve ça regrettable de voir ces compétences de décryptage assez peu présentes. J’imagine qu’on ne vous donne pas énormément de place. Quand on reçoit des personnes, je pense qu’il y aurait beaucoup plus de nécessité de pouvoir les comprendre de cette manière…
Sandra : C’est ça, j’allais vous demander si l’anthropologie a été toujours incluse dans le domaine médical ?
Alain Epelboin : J’ai employé le gros mot d’aporie au départ. C’est-à-dire qu’on fait appel au psychologue, on fait appel y compris au traducteur simplement la plupart du temps, quand on a l’impression d’être dans une situation d’impuissance. Et puis il faut quand même voir les rythmes professionnels, les difficultés, les cadences auxquelles les gens sont soumis. Et puis vous savez très bien que vous avez des parcours, il y a des bonnes personnes, il y a des médecins, simplement le fait de dire bonjour, c’est comme un guérisseur, on va déjà mieux. Il y en d’autres qui ne vous écoutent pas. Il y en a d’autres vous n’êtes qu’un virus, un organe. Et puis il y en a d’autres vous êtes une personne. Donc c’est un courant continu. Régulièrement il y a des médecins, il y a des infirmières, des sages-femmes qui prennent conscience de ça, qui se forment et puis une fois qu’on s’est formé éventuellement on oublie parce que l’angoisse est partie et effectivement il n’y a pas une présence permanente dans les services hospitaliers, à l’assistance publique, dans les PMI parisiennes de vacations d’ethnologue, d’anthropologue. Ça n’existe pas.
Transcription : Sandra Jean-Pierre
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