Cette interview à été réalisée par Eva Sommerlatte, directrice au Comité des familles, au prof. infectiologue d’origine suisse Pietro Vernazza. Voici la transcription de l’allemand et le podcast.
J’ai commencé mes recherches en virologie à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill. Là, j’ai voulu comprendre pourquoi certaines personnes transmettaient le VIH, et d’autres non. J’ai alors développé des méthodes pour contrôler l’infectiosité. C’était mon sujet de recherche.
En raison de cette expertise, des couples qui voulaient une insémination car l’homme était séropositif, venaient me voir. Dans le cadre de ces bilans, nous avons pris conscience qu’un très grand nombre de personnes avaient très peur de transmettre le VIH, alors que les analyses montraient que ces hommes sous traitement ne présentaient aucune charge virale détectable dans le sang ou le sperme. On a donc pu en déduire qu’ils ne pouvaient pas transmettre le virus. C’est en partant du constat que les personnes concernées ont une idée complètement fausse et exagérée de leur infectiosité qu’est né le « Swiss Statement ».
L’objet de notre discussion aujourd’hui, l’allaitement sous traitement antirétroviral, me fait penser à cet avis suisse. Il s’agit en effet du même conflit : quand les risques et les bénéfices d’une intervention ne parlent pas clairement pour ou contre celle-ci – on parle alors d’ « incertitude » – les personnes concernées doivent être incluses dans la décision, c’est ce qu’on appelle la prise de décision partagée (en anglais, « shared decision making »).
« Quelles sont les recommandations actuelles concernant l’alimentation des nouveau-nés en Suisse ? »
C’est la recommandation que nous avons faite :
L’allaitement maternel a des bénéfices évidents. Nous en avons évoqué beaucoup. L’allaitement favorise la mise en place du système immunitaire et du microbiome de l’enfant. Il existe de nombreux autres arguments, comme notamment l’hypothèse que l’allaitement réduit pour la mère le risque de cancer du sein.
De nombreux facteurs méritent donc d’être pris en compte. Nous partons en principe du fait que le lait maternel procure une meilleure alimentation à l’enfant. Des aspects émotionnels entrent également en jeu. De multiples facteurs plaident en faveur de l’allaitement maternel, et il faut simplement se demander : disposons-nous d’un élément de preuve qui nous donne de bons arguments pour dire à ces femmes : « vous ne pouvez pas bénéficier de cet avantage potentiel de l’allaitement ! »
Nous en sommes arrivés à l’évaluation suivante : nous avons d’un côté des preuves claires que l’allaitement maternel est important. Et de l’autre côté, nous disposons de peu de preuves indiquant qu’une femme suivant un traitement efficace est contagieuse.
Nous nous retrouvons donc de nouveau dans une situation d’« incertitude » : on ne peut pas dire clairement que telle décision est meilleure que l’autre.
Nous devons évaluer deux risques différents, et nous avons alors décidé, dans cette situation, de faire participer les patientes à la décision. On ne peut pas simplement dire : « C’est comme cela, et on ne pose pas de questions. » Au contraire, la femme doit maintenant pouvoir choisir, pour elle et son enfant, quels aspects elle considère être les plus importants pour elle-même et son enfant.
« Vous disiez qu’il importe d’employer des mots neutres. J’aimerais savoir comment ce sujet est abordé concrètement dans la consultation. Je suppose que vous n’en parlez que lorsque la femme enceinte est dans une situation optimale, quand une patiente est connue de longue date, et pas avec des femmes qui, par exemple, n’ont découvert leur séropositivité qu’en cours de grossesse ? »
Non, nous abordons toujours le sujet. Mais il faut savoir aussi que la question se pose beaucoup moins qu’il y a une vingtaine d’années.
Il y a 20 ou 30 ans, nous avions beaucoup de femmes séropositives, des toxicomanes ou des partenaires de toxicomanes qui étaient confrontées au VIH. À cette époque, nous avions un très grand nombre de grossesses ou d’accouchements de femmes séropositives.
Aujourd’hui, ce chiffre est considérablement plus faible. Dans notre hôpital – nous prenons en charge environ 6 % de la population suisse – nous voyons encore à peine deux femmes enceintes par an.
Néanmoins, nous abordons la question de l’allaitement maternel avec toutes les femmes. Je veux dire, quand une femme suit un traitement efficace et que le traitement n’a été instauré qu’en cours de grossesse, ce qui est aussi déjà très rare en soi, alors nous en parlons aussi. Et même quand une séropositivité n’est diagnostiquée que pendant la grossesse, il est possible dans certains cas que la femme puisse présenter rapidement une suppression complète et stable de la réplication virale.
Il n’existe donc pas une « situation optimale » unique. La vie n’est jamais tout à fait optimale.
Quand on a une situation optimale, alors nous pouvons dire « Il n’y a aucun risque de transmission du VIH ». Dans ce cas, nous sommes relativement affirmatifs. Pour tout le reste, il s’agit de peser le pour et le contre, d’en discuter avec la patiente et dans le cadre d’un travail pluridisciplinaire. Nous discutons alors avec les pédiatres, les gynécologues et les infectiologues, en équipe.
« Nous savons que, les mots employés par le médecin pour présenter le risque est le rapport bénéfices-risques, qu’il s’agit de nuances pour aider la patiente à prendre sa propre décision. C’est très intéressant d’entendre comment vous présentez les risques et les bénéfices. Et vous avez dit que vous discutez avec les pédiatres, avec les gynécologues. Comment la patiente est-elle alors accompagnée ? En ce qui concerne l’allaitement, par exemple, reçoit-elle une consultation d’allaitement pour éviter les complications ? »
Quand nous parlons de « situation optimale », cette notion décrit une femme séropositive enceinte qui suit un traitement stable. Pour ces femmes et leurs enfants, il n’existe aucun cas documenté de transmission du VIH. Nous trouvons que cette information est importante et qu’elle doit être communiquée aux femmes. Et puis, si un médecin dit à sa patiente « Vous n’avez pas le droit d’allaiter ! », on serait en droit d’attendre de ce professionnel de santé qu’il nous explique sur quelles bases repose sa recommandation. Et là, il existe de vagues suppositions mais aucun rapport de cas concret révélant l’existence d’un risque.
Comme avec l’avis suisse, il est choquant que soit émise une interdiction d’allaitement qui ne repose sur aucune preuve.
Et je m’oppose un peu à l’affirmation selon laquelle l’avis suisse ne serait pas basée sur des preuves. C’est l’interdiction d’avoir des rapports sexuels sans préservatif qui ne repose sur aucun élément de preuve dans cette situation.
Et nous avons observé exactement la même chose lors de nos recherches méticuleuses sur la question de l’allaitement dans la littérature. Nous ne voyons dans la littérature aucune preuve d’un risque de transmission lorsque la mère suit un traitement efficace. Et il faut au moins oser le dire.
Les gens disent : « Oui, mais toutes ne resteront pas dans un bon suivi. Elles sont instables. »
Ok, c’est la décision de la femme, et nous devons la motiver. Nous l’avons vu aussi dans le cadre de l’avis suisse : cette déclaration a permis de motiver les patients à mieux adhérer à leur traitement. On peut en informer les femmes, et leur dire : « Regardez, c’est pour cela qu’il est important que vous adhériez bien à votre traitement. »
Je trouve qu’il est beaucoup plus important de dire aux femmes ce qu’elles peuvent faire pour que le risque devienne négligeable. Et là, nous pouvons bien être un peu plus actifs.
C’est une approche relativement patriarcale de dire : « Vous n’avez pas le droit ! C’est hors de question ! Nous savons mieux que vous ! ».
Je crois qu’on ne peut plus défendre cette position dans cette situation, ce n’est pas possible !
« Dans une interview, le virologue Philippe Van de Perre estime que, dans une situation « idéale », le risque de transmission par le lait maternel est de 3 %, car les molécules virales « libres » susceptibles d’être transmises à l’enfant ne peuvent pas être éliminées. Il suggère de proposer une PrEP au nouveau-né pendant toute la durée de l’allaitement. Que pensez-vous de cette position ? »
Le taux de transmission de 3 % chez les femmes ne s’applique pas aux femmes enceintes qui ont pris leur traitement pendant toute leur grossesse. Cela contredit l’expérience aussi bien en France qu’en Suisse. Il existe également des données françaises qui montrent très bien que les femmes traitées pendant la grossesse n’ont dans aucun cas transmis le virus à leur enfant.
Si une personne dit que de tels cas existent, elle doit les montrer. Les 3 % cités sont issus d’études ou la prise en charge n’était pas optimal. Bien entendu, on peut trouver des études, notamment celles menées en Afrique subsaharienne, dans lesquelles le traitement n’était pas optimal. Un traitement débuté en cours de grossesse, des médicaments pas toujours disponibles, des femmes qui habitent dans des régions reculées. Ce n’est pas comparable avec la situation optimale dont nous parlons. Et nous disons seulement que, lorsque le traitement est bien pris le risque est négligeable.
« Nous avons un peu l’impression d’être dans un cercle vicieux : comme on n’a pas les études optimales en Europe, avec les conditions optimales, il n’est pas possible de prouver aux femmes que le risque est très minime, et, comme on ne peut pas le prouver, on ne peut pas non plus réunir les éléments de preuve, c’est donc une sorte de cercle vicieux. Et nous nous interrogeons : que peut-on faire pour progresser ? C’est en partant de cette réflexion que nous formulons notre dernière question : quelles sont les prochaines étapes ? Peut-on malgré tout planifier des études ? Ou que peut-on faire ? »
Alors, je vais être clair sur ce point : il n’y aura aucune étude capable de le vérifier. Nous n’aurons pas suffisamment de femmes séropositives désireuses d’allaiter pour le démontrer, ne serait-ce qu’approximativement. Mais on en revient au même problème qu’avec l’avis suisse : le but n’est pas de démontrer l’absence de risque d’un phénomène. Car démontrer un phénomène qui n’existe pas est mathématiquement impossible. Il y aura toujours une probabilité qu’il se produise malgré tout. Ce qu’il faut d’abord faire, en revanche, c’est prouver que le phénomène existe. Et c’est cette preuve contraire qu’il faut apporter avant de dire à une femme qu’il est problématique pour elle d’allaiter alors qu’elle suit un traitement efficace.
C’était exactement la même chose avec l’avis suisse. Le CDC et l’OMS se sont opposés pendant dix ans. Finalement, il y a eu 2 ou 3 études dans lesquelles aucune transmission n’a pu être démontrée. Ce n’est que là que le CDC et l’OMS ont fait l’annonce : oui, c’est maintenant prouvé ! Néanmoins, il a seulement pu être prouvé que le risque était inférieur à 0,03 %. Le risque zéro n’existe jamais. On peut seulement dire que c’est improbable. Et nous avons la même situation aujourd’hui avec l’allaitement. On ne pourra jamais le prouver. Avec l’allaitement encore moins qu’avec l‘avis suisse.
Voici ma position : avant de commencer à faire peur aux gens et à les confronter à de grands risques, il faut leur dire que nous n’avons aucune preuve de transmission avérée dans la situation que nous décrivons.
C’est la base. Et n’importe qui dirait alors : « D’accord, donc il n’y a aucune raison qu’il y ait un risque. C’est un risque acceptable. »
Je veux dire, les choses ont aussi changé ces 30 dernières années. Même si un enfant vient aujourd’hui au monde avec le VIH. Il n’est plus condamné, c’est une situation que l’on est capable de bien traiter. En aucun cas je ne souhaite cela à un enfant, bien sûr que non. Mais c’est aussi le maximum. Et c’est cela que la femme doit prendre en compte, et elle doit prendre elle-même sa décision. Le problème avec l’allaitement, c’est qu’il apporte de nombreux bénéfices pour la mère et l’enfant. Renoncer à l’allaitement pose donc un certain nombre d’inconvénients pour la santé.
« Comment cela se passe-t-il avec vos patientes qui ont pu allaiter, vous ont elle dit ce que cela signifie pour elles d‘avoir pu allaiter malgré le VIH ? Quelles sont par exemple les réactions de vos patientes ? »
Oui, pour commencer, avant d’avoir fait la déclaration, nous avons aussi vu un très grand nombre de patientes qui nous ont confié pendant la discussion : « Oui, j’ai quand même allaité. »
Cela nous a aussi donné un argument important, où on s’est dit, il n’est pas possible de dire simplement , on n’en discute pas, il ne faut pas allaiter. La femme fait alors ce qu’elle veut. C’est tout de même mieux de planifier cela ensemble et d’être ouverts à son désir d’allaiter.
Et je pense que pour les femmes, mais il n’y en a que peu que j’ai rencontrées moi-même dans l’équipe, c’est toujours un grand soulagement.
Nous voulions aussi faire une évaluation prospective. Nous évaluons cela aussi dans le cadre d’une étude de cohorte. À ce jour, nous n’avons observé aucun cas de transmission. Mais il faut dire aussi qu’il y a peu d’événements. Et c’est cela qui est problématique.
Je crois que nous suivons aujourd’hui seulement encore 30 femmes enceintes chaque année. Ce chiffre est en baisse constante, et cela complique les choses.
Il ne s’agit quasiment que de femmes originaires d’Afrique subsaharienne que nous voyons dans ces situations. Ces femmes souffrent de ne pas pouvoir allaiter. Elles trouvent que c’est aussi une partie essentielle de leur confrontation culturelle. L’importance d’allaiter son enfant dépasse les aspects nutritionnels que nous n’avons même pas encore abordés.
Elles sont alors obligées d’argumenter face à leurs collègues, expliquer pourquoi elles n’allaitent pas. Elles doivent se justifier. C’est très difficile aussi, cela génère des angoisses et des doutes. C’est quelque chose à prendre en compte lors de la décision. Je préconise donc de donner des conseils ouverts. Les femmes doivent recevoir des informations honnêtes et pouvoir participer à la prise de décision. Je trouve qu’il est déplacé et inacceptable pour un médecin de dire simplement « Vous n’avez pas le droit d’allaiter ».